Habituellement, Hager Ben Aouissi regarde le spectacle depuis la véranda de ses parents. Cette fois, elle et sa sœur ont proposé de se mêler à la foule. Direction la plage, au niveau de l’hôtel Negresco. Hager Ben Aouissi est accompagnée de sa fille, Kenza, 4 ans. “On lui apprend à ricocher, les feux d’artifice sont super”, se souvient le trentenaire. Laetitia Robbe, “Nicoise pour toujours”, se tient à quelques pas, avec sa fille de 11 ans et son compagnon d’alors, dont c’est l’anniversaire. Il est accompagné de sa fille de 14 ans. Ils ne manqueraient le spectacle pour rien au monde. A 200 mètres, la famille Borla déguste une glace. Audrey et Laura, jumelles de 13 ans, se promènent avec leur père, leur mère, leur sœur aînée et des amis de la famille. La route de la plage est pleine. De nombreux enfants. Les scènes musicales sont éparpillées partout. Des feux d’artifice se déclenchent à 22h00 à l’extérieur de la plage de Ruhl, en face du casino. Juste avant 22h30, le bouquet final éclate dans le ciel méditerranéen, sous les applaudissements. Puis quelques gouttes commencent à tomber, le vent se lève. “Avec le recul, je me dis que c’était un signe avant-coureur”, commente Laetitia Robbe. “Comme ma fille et ma belle-fille n’étaient pas couvertes du tout, nous avons décidé de rentrer à la maison.” Elle salue ses amis, marche quelques mètres le long de la promenade avec son mari. “Soudain, j’entends des bruits au loin, du genre “poc, poc, poc”. Je lève les yeux, je vois un énorme camion blanc foncer vers nous. Le temps.” Laetitia Robbe chez franceinfo Il est 22h33. Le terroriste Mohamed Lahouaiej-Bouhlel est en fuite. Après avoir forcé la barrière de sécurité en grimpant sur le trottoir au niveau de l’hôpital Lenval, il se dirige vers l’ouest de Nice. Son camion frigorifique de 19 tonnes zigzague à grande vitesse sur la route côtière. Hager Ben Aouissi est en train d’acheter des bonbons pour Kenza dans un kiosque quand la petite fille crie : “Maman, il y a un camion !” Cela leur va droit au but. “Je me dis : ‘ma fille va mourir sous mes yeux, nous sommes morts, je n’y peux rien, elle est là.’ Il a juste le temps d’attraper la petite fille et de la faire tomber au sol. Les deux passent entre les roues du camion. “Je prends ma fille et je la pétris partout, comme de la pâte à modeler. Je pensais la trouver démembrée”, se souvient-elle. “Kenza me dit alors : ‘Maman, tu saignes.’ Hager Ben Aouissi s’est coupé un bout d’oreille, crevé le tympan. Son épaule gauche est luxée. Mais elle est vivante, et sa fille aussi. Miraculeux. Marc Phalip, pompier volontaire, regarde avec horreur le camion poursuivre sa route. Se garer légèrement à l’écart de la rue piétonne. “Les gens tremblent, jettent les landaus par terre et prennent les petits dans leurs bras pour aller plus vite”, décrit ce Niçois de quarante ans. La situation est confuse. Beaucoup comprennent qu’il s’agit d’une attaque. Mais les virages du camion posent problème, et les coups de feu échangés entre la police et le terroriste laissent présager une fusillade. Parmi ceux qui se sont retrouvés sur la plage, beaucoup se sont jetés à l’eau. Inarrêtable, le camion poursuit sa route. Marc Phalip se précipite pour aider les blessés. “Pour beaucoup de gens, je ne pouvais plus rien faire. Les gens sont assis là et pleurent leurs morts. D’autres crient “répondez-moi !” devant les cadavres”, a-t-il dit, les yeux flous. “Et soudain, je vois Greg. » Lui, l’Américain de 50 ans, est amputé d’une jambe. Marc Phalip lui fait un garrot. les lumières et j’arrive à l’hôpital Pasteur. La carrosserie de la voiture est pleine de sang.” Il couche les deux victimes. “A ce moment-là, un médecin sort en courant et crie : ‘Préparez-vous, il y a une attaque’”, raconte Marc Phalip. Greg survivra et sera opéré des dizaines de fois. Mais la jeune Russe a succombé à ses blessures. Elle s’appelait Victoria Savchenko, elle avait 21 ans. Après deux kilomètres, le camion s’est arrêté près du Palais de la Méditerranée à 22h35. Le conducteur est abattu par la police. Son match a duré moins de trois minutes. Jean-Claude Hubler, aujourd’hui président de l’association Life for Nice, lui prête aussitôt un coup de main. “Appelez le 112, dites-leur d’activer le plan Novi, ils comprendront !” lui lance un extincteur. “Novi” pour “nombreuses victimes”. Jean-Claude s’exécute. “Les secours mettent une éternité à arriver car, après la panique, beaucoup de gens partent en voiture, ce qui crée beaucoup de trafic”, raconte le quinquagénaire originaire de la région parisienne. “Avec l’arrivée de la police sur les lieux, on commence à recouvrir les corps : un baigneur nous a donné des draps bleus. On recouvre aussi les vivants, pour les protéger du vent.” Jean-Claude Hubler, Président de Life for Nice chez franceinfo La niçoise Laetitia Robbe décide elle aussi de continuer à aider. “Si j’avais été heurté par un camion, j’aurais voulu qu’un parfait inconnu me tienne la main alors que je rendais mon dernier souffle.” Elle laisse sa fille et sa belle-fille avec un étudiant qu’elle a rencontré quelques minutes plus tôt. “Les images qui restent, six ans après, sont les premiers corps.” Un pompier s’approche de lui et lui demande de faire le tri entre les morts et ceux qui peuvent encore être sauvés. La demande la surprend, “nous avons été étouffés”. Au bout d’une demi-heure, les premiers hélicoptères atterrissent pour évacuer les victimes les plus graves. Au fur et à mesure que la nuit avance, le bilan continue d’augmenter. Peu après minuit, le parquet de Nice annonçait “une soixantaine de morts”. Alerté par sa hiérarchie, Olivier Le Foll, alors responsable des sports chez iTélé, a été l’un des premiers journalistes à arriver sur les lieux. Il est en vacances avec sa famille, dans les hauteurs de Nice. “Je vois un papa, affalé, agenouillé devant le corps de sa fille. Elle ne pleure pas. C’est la première personne que je vois quand j’arrive. Il est 23h59”, se souvient-elle. Il appelle immédiatement son bureau et remonte la promenade en décrivant ce qu’il voit, en direct. “Je ne me souviens pas de ce moment. J’étais choqué. Les gens me disaient : ‘Tu n’arrêtais pas de pleurer’”, souffle le journaliste. L’ambiance lui revient. Silencieux, dérangé seulement par les téléphones portables qui sonnent au loin. “Je suis très cartésien et à ce moment-là je n’arrive pas à m’expliquer ce que je vois. Je me dis : ‘un camion ne peut pas faire ça’. J’ai l’impression que c’est le travail des grenades, des armes de guerre. “ Olivier Le Foll, journaliste chez franceinfo Au 45, promenade des Anglais, le High Club, boîte de nuit branchée, s’est transformé en centre médical de pointe. Des dizaines de blessés y sont regroupés, souvent dans un état très critique avant d’être transférés dans les hôpitaux de la région. Tard dans la nuit, la famille Borla recherche activement Laura, l’une de leurs jumelles. Au passage du camion, ses sœurs, sa mère et leurs amis ont à peine eu le temps de sauter le muret de plusieurs mètres qui sépare la promenade de la plage de galets. Le père, Zach, est resté sur la route côtière, évitant de peu le camion. “Je me dis que Laura a dû être emportée par la foule, confie sa jumelle Audrey. Mais quand je rentre chez moi quelques heures plus tard, j’ai une sacrée douleur à la poitrine, comme si la connexion entre nous se rompait. . Comme si j’avais ressenti la douleur qu’elle avait quand elle est partie”, raconte la jeune femme aujourd’hui âgée de 19 ans. Jacques Borla et sa femme parcourent la promenade dans tous les sens. « Pendant un moment, ma femme m’a dit : « Regarde, c’est là ! Je vois sa chaussure. » Je voulais soulever ce drap, mais je ne pouvais pas. Quelque chose me dit : « Ne fais pas ça. J’espérais tellement que ce n’était pas elle. Si je voyais Laura allongée là, je ne te parlerais peut-être pas”, confie-t-il avec émotion. Ils ne sauront jamais si c’était vraiment le corps de leur fille. La famille apprend, trois jours plus tard, que Laura fait partie des victimes. Ses proches se souviennent d’un « soleil », la « joie de vivre » attachée au corps. “Elle a toujours voulu aider ses amis en captant leur mauvaise énergie. Partout où nous allions, elle parlait à tout le monde. Elle ne passait jamais inaperçue”, racontent-ils. Au total, dans la nuit du 14 juillet 2016, 86 personnes ont été tuées, dont dix enfants et adolescents. Plus de 400 personnes ont été physiquement blessées et plusieurs milliers blessées. Certains d’entre eux viendront témoigner au procès de huit prévenus, qui débute le lundi 5 septembre à Paris.